AU SUJET DU CORBEAU DE MALESTROIT
MALESTROIT, où plusieurs membres de ma famille du côté paternel ont vécu dans les siècles passés, est une jolie petite ville historique du Morbihan située près de PLOERMEL, traversée par le canal de Nantes à Brest et la rivière l’Oust, où l’on peut penser que la vie s’écoule, calme et paisible.
Et pourtant, dans les années 1920, personne n’aurait pu imaginer qu’un corbeau de la pire espèce y sévissait.
Entre 1925 et 1927, des familles nobles de la région de Malestroit furent visées par un grand nombre de lettres anonymes (environ 37), contenant des injures, des calomnies, des insinuations sur les uns et les autres, voire même des menaces.
Ces lettres provoquèrent indignation, colère, et même terreur dans les familles visées.
Pendant plusieurs années, les victimes de ces odieuses lettres restèrent silencieuses, n’osant déposer plainte au parquet de PLOERMEL par crainte non seulement de représailles, mais aussi et surtout de jeter le nom des familles en pâture à la presse.
Au début de l’année 1927, un vieux comte décida d’agir et par le truchement d’un maître d’hôtel d’un restaurant qu’il fréquentait régulièrement, il fit la connaissance d’un inspecteur en retraite de la police judiciaire, lequel vint sur place pour tenter de démasquer le mystérieux auteur de ces lettres, mais ses recherches n’aboutirent à aucun résultat.
Quelques temps plus tard, le Parquet de PLOERMEL fut saisi par une autre victime.
Le juge d’instruction prit l’affaire en mains.
Pour le seconder dans son instruction, il avait trouvé un détective amateur et quel détective ? Un Baron, Monsieur Joseph Pierre DE BEAUDRAP, chatelain vivant dans la propriété de Ker-Maria.
Après une enquête sommaire, le baron DE BEAUDRAP désigna l’auteur des lettres anonymes. Il s’agissait selon lui de Monsieur ROZE, peintre en bâtiment, installé dans une petite boutique à Malestroit.
Le baron de BEAUDRAP affirmait avoir obtenu les aveux de Monsieur ROZE qui se serait mis à genoux pour confesser ses actes odieux.
Le Baron affirmait même que la femme d’un conseiller général du Morbihan se rendait en secret dans la boutique de Monsieur ROZE pour lui dicter les lettres injurieuses et calomnieuses.
Mais Monsieur ROZE était un si brave homme qui jouissait dans la région d’une grande réputation d’honnêteté et de franchise, que personne dans la ville de Malestroit ne voulait croire en sa culpabilité.
Cependant, le juge d’instruction de PLOERMEL, après avoir ordonné une expertise en écritures qui concluait que Monsieur ROZE était l’auteur des lettres incriminées, bien que celui-ci niait farouchement toute implication dans les fameuses lettres anonymes, décida de le déférer devant le Tribunal.
Le malheureux Monsieur ROZE, devant l’accusation dont il était l’objet, tomba malade et mourut avant que la justice ne se prononce sur son éventuelle culpabilité.
Dans cette période, par suite d’une réforme judiciaire, le Tribunal de PLOERMEL fut rattaché à celui de VANNES. Cette réforme entraina la nomination d’un nouveau juge d’instruction pour prendre la suite de l’information sur l’affaire des lettres anonymes de Malestroit.
Or, le nouveau magistrat nommé par le Tribunal de VANNES était de nature prudente et avisée.
Dès qu’il eut étudié le dossier, il ne put s’empêcher de concevoir des doutes concernant les inculpations relevées contre feu Monsieur ROZE et sa prétendue inspiratrice.
Son premier soin fut d’ordonner une contre-expertise en écritures et désigna pour ce faire un expert reconnu, un professeur et un chimiste. Surtout, il demanda aux experts d’étudier des pièces de comparaison émanant notamment de Monsieur le Baron de BEAUDRAP, dont il se méfiait.
Parallèlement, la sœur d’une des victimes, Madame PHILIPPE, avait compris qu’une supercherie émanait de la part du Baron de BEAUDRAP.
En effet, dans une des lettres incriminées, elle avait relevé l’expression peu utilisée : « mettre au pain » dans le sens de réduire à la misère.
Or, elle avait remarqué que dans la conversation, le Baron de BEAUDRAP usait fréquemment de cette formule.
Madame PHILIPPE était donc convaincue que le coupable était le Baron de BEAUDRAP lui-même.
Selon elle, le Baron s’était montré trop intéressé à propos de l’affaire des lettres anonymes, alors qu’elle considérait que c’était un personnage mystérieux : il était nouveau venu dans la région et était locataire du château de Ker-Maria, et surtout ce n’était pas un authentique breton !
Madame PHILIPPE qui avait mené une enquête discrète, avait appris de vilaines choses sur la moralité du Baron. Celui-ci se targuait d’être certain d’amener ROZE à confesser ses crimes, usant à la fois de la douceur et de la violence en appâtant le soi-disant coupable par l’octroi d’argent.
Monsieur de BEAUDRAP demandait à qui voulait bien l’écouter qu’on mit à sa disposition une somme rondelette pour obtenir les aveux de Monsieur ROZE.
Il n’eut guère de succès, et le peu d’argent qu’il obtint lui servit à régler quelques dettes urgentes.
Madame PHILIPPE ayant fait part de ses doutes auprès de la justice, avait contribué à la manifestation de la vérité.
C’est alors que les experts commis par le Tribunal de VANNES déposèrent leur rapport qui constitua un formidable coup de théâtre.
Non seulement les experts concluaient à l’innocence du pauvre Monsieur ROZE, mais ils affirmaient que l’auteur des 37 lettres anonymes n’était autre que son dénonciateur, Monsieur le Baron Joseph Pierre DE BEAUDRAP en personne !
L’affaire fit grand bruit.
Le 26 Février 1928, le Baron de BEAUDRAP comparut devant le Tribunal Correctionnel de VANNES.
Le procès dura 4 jours et se termina :
Par la réhabilitation officielle de l’innocent Monsieur ROZE,
Par la condamnation du Baron de BEAUDRAP à 18 mois de prison et 100 Francs d’amende,
Par sa condamnation à verser 100.000 Francs de dommages et intérêts envers Madame Veuve ROZE, 5.000 Francs envers les époux de MONTFORT, 1.000 Francs envers Monsieur de SALINS, 1.000 Francs envers le comte de SUIN, qui s’étaient portés parties civiles.
Le Baron de BEAUDRAP n’ayant pas fait appel du jugement dans le délai de 10 jours, le Parquet l’avait invité par lettre, à se constituer prisonnier.
Faute de réponse, les gendarmes s’étaient présentés à son domicile porteurs d’un mandat d’arrêt, mais ils ne rencontrèrent que le beau-frère du Baron, le comte de Kervers, qui les informa du départ précipité de Joseph de BEAUDRAP le soir même de la dernière audience, pour une destination inconnue.
Certains pensèrent qu’il était parti pour le Canada rejoindre son frère qui exploitait une ferme modèle. D’autres le disaient avoir fui en Hollande, en Belgique, en Angleterre … En tous cas, il se garda bien de revenir en France, et plus personne n’entendit parler du baron DE BEAUDRAP.
La raison de l’attitude du Baron de BEAUDRAP est restée inconnue : était-ce l’appât du gain, la jalousie, la vengeance, la pure méchanceté, mystère … ? En tous cas, elle a causé le décès d’un honnête homme.
Sources : Géo London, chroniqueur judiciaire et écrivain, illustre reporter des grands procès de l’avant
et après-guerre (Gallica)
L’Ouest Eclair 1928/02/20 numéro 9614
Le Petit Parisien du 24 Mars 1928
Le Figaro
Le Petit courrier d’Angers
Le Journal du peuple du 25 Mars 1928
Le Journal des débats politiques et littéraires du 25 Mars 1928, etc …
E. BORDIER
Plusieurs collatéraux sont de Malestroit, les MELOIS. Quelle histoire !
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